Extrait du volume 6

(Version provisoire.)

 

1

Je l’observe.

Il a bien vieilli.

Je trouve qu’il ressemble de plus en plus à un père-noël avec sa barbe un peu plus longue et un peu plus blanche.

Blanche n’est pas le mot juste. Elle est à la fois grise, noire avec des poussées immaculées au hasard de la nature.

Est-ce bien d’ailleurs un hasard ?

Je garde les yeux fixés sur cette barbe, oubliant tout le reste. Je ne veux d’ailleurs pas du tout me rappeler le reste. Maintenant je suis bien. Elle est comme un nid dans lequel on a envie de se réfugier en attendant des jours meilleurs.

J’aimerai beaucoup qu’ils viennent ces jours-là.

“Où sont-ils ?”
“Ils vont venir,” me répond gentiment le docteur Esteveros. “Il faut être un peu patiente sans doute ?”

Je secoue la tête, assise, face à lui, dans son bureau où je n’ai pas mis les pieds depuis une dizaine d’années. Je fronce les sourcils.

“On me les promet depuis que je suis toute petite, que je serais heureuse lorsque j’aurai des bonnes notes, lorsque j’obtiendrai mon examen et plus tard lorsque je décrocherai un bon travail.”
“Et alors ?”
“Vu que les bonnes notes et les examens ne m’apportent aucune joie, j’ai des doutes sur le futur et sur sur une carrière pour me rendre heureuse.”

J’inspire un grand coup

“Alors j’ai pris plusieurs décisions. D’abord, j’arrête d’avoir des bonnes notes. Parce que je m’ennuie et ensuite comme je viens de le dire, cela ne sert à rien. Si je pouvais, je n’irai plus à l’école pour m’embêter… tous les jours !”

J’ai haussé la voix. Cela m’arrive rarement. Mais dans le bureau du docteur Esteveros, je me sens en sécurité. C’est d’ailleurs le seul lieu avec aussi, mon coin à moi au fond du jardin.

Il hoche la tête.

Il n’essaie pas de me raisonner, de me dire que ça passera, qu’il sait ce qui est bien pour moi.

Alors je continue.

“Ensuite, je ne passerai plus d’examens. Je suis fatiguée par ces SAT et autres GMAT. J’ai l’impression d’être un numéro, juste un numéro avec un rang.”

Je le regarde dans les yeux, défiante.

“Et je suis bien plus que ça !”

Le docteur Esteveros écarte les bras.

“Tu n’as pas besoin de me convaincre Trinity, je le sais déjà.”

Il gratte sa barbe avec plaisir, il me semble. Il poursuit.

“J’en suis convaincu depuis le tout premier jour où je t’ai rencontrée. Tu as des qualités exceptionnelles, je le sens et je le vois.”
“Je ne suis pas ordinaire ?”
“Pourquoi voudrais-tu l’être ?”
“J’avais envie d’avoir plus d’amis, de m’intégrer, d’être comme tout le monde…”

Le docteur Esteveros agite soudainement son doigt devant moi.

“Non Trinity. Pourquoi veux-tu être comme les autres, normale ? Tu as une chance formidable de voir les choses différemment, de comprendre le monde d’une façon qui t’est très personnelle. Tu peux même avoir des amis incroyables comme tes escargots.”

Il avance sa large stature sur son bureau. Ces petits yeux marrons pétillent.

“Tu voudrais qu’on te dise : oh, elle est fantastique, elle est complètement normale !”

Je secoue la tête.

“Tu vois, nous sommes d’accord. Tu es extra-ordinaire Trinity. Nous le savons mais les autres, pas encore…”

Il se rassoit confortablement dans son fauteuil, content de sa tirade.

J’ai bien fait de venir le voir secrètement, sans rien dire à personne. J’ai prétexté une excuse quelconque à ma mère. Je n’ai même pas mis dans la confidence mon oncle, Harvey, qui pourtant lui me comprend un peu.

J’ai longtemps hésité avant de venir mais c’était ça ou… fuir.

Je n’en peux plus de cette vie morne où mes seules joies multicolores sont peintes dans ma tête.

“Tu as envie d’aller à l’université ?”

Je hausse les épaules.

“L’école, vous savez…”

Il se penche encore en avant.

“Tu sais, après le lycée avec tous ses défauts, l’université est comme un vent de liberté. Tu serais indépendante, loin de chez toi, libre d’étudier à ta façon et de sortir comme tu le désires. Cela ne te tente pas ?”
“Ma mère veut que j’aille à UCSD et que je rentre tous les soirs à la maison.”

Il sourit.

“Ah oui ? A toi d’être maligne.”
“Comment ça ?”
“De quelle façon serais-tu forcée de quitter San Diego pour étudier ailleurs ?”
“Si on déménageait ?”
“Oui mais la tu serais toujours avec ta mère…”
“Si je me fâchais et fuguais ?”
“C’est une solution mais pas la plus pratique du point de vue familial et financier.”

Je réfléchis quelques instants. Le docteur Esteveros caresse sa barbe, pensif.

“Désolé Trinity, il n’y a peut-être pas de solution finalement…”
“Attendez !”
“Oui ?”
“J’ai une idée…”
“Je t’écoute.”
“Si je prenais comme sujet d’étude quelque chose qui n’est pas enseigné ici ?”

Il réfléchit mais déjà je m’emballe.

“Oui, c’est ça ! Je n’ai qu’à choisir une matière, ma dominante, qui ne soit pas enseignée à San Diego et ma mère ne pourra pas me retenir.”

Je saute sur mes pieds, heureuse. Il me fait rasseoir d’un signe de la main.

“C’est une excellente idée. Es-tu certaine de pouvoir trouver un sujet assez précis et rare qu’on ne puisse étudier ici ? Tu veux étudier quoi ?”
“Je pourrais me lancer dans la malacologie ?”
“L’étude des escargots ? Pourquoi pas mais je doute qu’il existe un diplôme aussi pointu dans les premières années d’université. Autre chose peut-être ?”

J’hésite.

“Oui Trinity, vas-y, dis-le.”
“Les chiffres.”
“Les maths ?”
“Je me débrouille bien quand je veux mais je préfère les statistiques. Calculer les probabilités que mon petit escargot atteigne ce point plutôt qu’un autre. J’ai développé des algo pour ça !”
“Des quoi ?”
Des algo. Des algorithmes !”

Il écarte les bras.

“Pourquoi pas. A toi d’effectuer des recherches et de bien choisir ton sujet. Tu vois, tu vas trouver le moyen de t’éloigner de ta mère et en plus, d’étudier des sujets que tu juges intéressants.”

Il me regarde droit dans les yeux.

“Tu veux toujours être normale ?”

Je secoue la tête avec énergie. Je la secoue, secoue, secoue. Encore et encore. Cela fait du bien. Il rit.

D’autres me prendraient pour une folle, comme à l’école primaire où j’ai appris à ne plus me laisser aller de cette façon. Mais avec le docteur, je le peux.

Essoufflée, je stoppe. Heureuse, soulagée et un peu fatiguée aussi.

Le docteur Esteveros, toujours avec un léger sourire au lèvres, prend quelques notes. Je pense à quelque chose.

“Et Robino, votre cheval, il va bien ?”

 

2

Le cardinal Rattalino entrouvre les yeux.

Il cherche à comprendre où il se trouve.

Il lève le regard.

En face de lui, une jolie jeune femme, blonde, caresse un minuscule escargot posé sur sa tablette. Pendant quelques secondes, il se demande s’il rêve encore. Il lui faut quelques instants pour se rappeler qu’il est assis dans un avion privé et pour comprendre qu’il vole en direction de San Diego.

Les yeux bleus de sa co-voyageuse se portent sur lui. Elle sourit.

“Monseigneur a bien dormi ?”

Le prélat se redresse et marmonne.

“J’ai dû abuser sur le Glenmorangie, non ?”
“Pas du tout !”
“Dites donc Trinity, si je me souviens bien, vous m’avez même poussé à boire plus que de coutume.”
“C’est parce que vous aviez l’air triste de m’accompagner.”
“Mettez-vous à ma place… je dois jouer les chaperons, sans vouloir vous offenser, alors que mon travail prend du retard à Rome.”
“Vous auriez pu refuser ?”
“On ne refuse rien au père Manzini.”

La Californienne hausse les sourcils.

“A ce point ? Mais je croyais que c’est plutôt vous qui lui avez mis le pied à l’étrier au Vatican ?”
“Oui, je l’ai pris sous mon aile lorsqu’il était un jeune séminariste mais depuis, il a fait bien du chemin…”
“De quoi s’occupe-t-il exactement au Saint-Siège ?”

Son Eminence fait un geste vague avant de laisser retomber son bras sur l’accoudoir.

“Il devrait prier plutôt que d’œuvrer dans les sphères qui contrôlent le Vatican.”
“C’est à dire ?”
“Je ne vais pas vous révéler tous nos secrets Trinity. Sachez simplement que le père Manzini occupe une place plus large que vous ne le pensez. Voyez, il a pu facilement affréter un jet privé, ce qui coûte une fortune, pour vous ramener à San Diego. Le tout accompagné par un cardinal. Quod erat demonstrandum, n’est-ce pas ?”

Il regarde sa tablette, va pour tendre la main vers son gobelet de Glenmorangie, puis se ravise. L’air penaud, il reprend.

“J’ai quand même hâte de vous déposer et de repartir.”
“Oh, ce n’est pas gentil de dire ça…”

Le visage mi-souriant mi-bougon de Trinity finit de dérider le prélat. Il sourit.

“Ne m’en voulez pas, mais je n’ai pas du tout envie de trainer à San Diego. Une nuit au diocèse et je repars demain matin dès que l’avion aura terminé sa maintenance.”

Leur discussion est interrompue par l’hôtesse qui vient récupérer leurs couverts et leur indique qu’ils vont atterrir dans quelques minutes. Les deux attachent leur ceinture. Trinity garde un sourire au coin des lèvres.

Le cardinal le note.

“Qu’est-ce qui me vaut ce visage radieux ? Vous allez quand même au-devant de journées difficiles avec la police de votre pays. Et d’après ce qu’on en voit à la télévision, ce ne sont pas des tendres…”

Trinity rit de bon cœur.

“Il ne vous est jamais arrivé de vous lancer dans des actions folles, même si votre fonction ne vous le permettait pas ?”

Rattalino se gratte l’arête du nez.

“Peut-être… il y a longtemps.”
“Vous vous rappelez comment vous vous sentiez ?”

Elle n’attend pas sa réponse.

“Vous vous sentiez fort, puissant, en contrôle, non ? Vous vous disiez que l’existence est intéressante, qu’elle prend des tours surprenants, seulement parce que vous aviez décidé de sortir du chemin tout tracé pour aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte.”

Il hoche la tête, troublé, ne comprenant pas où elle veut en venir.

“C’est ce que je viens de faire Monseigneur…”

Les sourcils du cardinal se haussent d’un coup. Instinctivement, il regarde autour de lui, comme s’il y avait un indice caché dans le minuscule habitacle du jet.

“Que voulez-vous dire ?”
“Ne soyez pas anxieux, vous aurez la réponse dans quelques minutes.”

D’un coup, Trinity se met à rire. C’est un rire frais, joyeux, libre. Mais en même temps, il y a de l’irrévérence, de l’insolence, de l’audace dedans.

Speedy, immobile sur la tablette, l’a bien noté. Il en a capté les phéromones nouveaux venant de sa maitresse.

Le cardinal Rattalino voudrait être ailleurs mais plus dans cet avion avec cette femme qui maintenant le déstabilise un peu trop. Il se sent mal à l’aise, presque mis à nu, comme si elle pouvait lire certains de ses secrets.

Une sensation le prend. Il ne peut la définir mais elle l’envahit avant de frapper son cœur. Il rejette ce signal qui tente de s’insinuer en lui. Il le repousse comme il a toujours rejeté toutes ses petites sensations fugaces qui essayaient de se frayer un chemin jusqu’à son cœur.

Il est un homme de science.

Dans un bruit sourd les roues touchent le tarmac de l’aéroport. Soulagé, avec une envie pressante de sortir de cet espace confiné et de s’éloigner le plus vite possible de l’Américaine, il jette un coup d’œil par le hublot.

Il est un peu surpris.

Il savait San Diego possédant un climat chaud mais il ne s’attendait pas à cette végétation luxuriante.

Et puis, plus l’avion se rapproche de son terminal, plus il est étonné par la petitesse du lieu. Les Américains font mieux d’habitude. Son regard se porte sur Trinity qui le fixe toujours avec son sourire. Il se reporte vers le hublot et enfin découvre le nom de l’aéroport écrit en larges lettres.

Sa bouche s’ouvre. Aucun son n’en sort.

Il se tourne vers Trinity.

“Vous ?… Vous ?…”

Cette dernière hausse un sourcil, toute trace de sourire ayant disparu de son visage.

“Je vous l’avais dit Monseigneur, dans la vie, on fait parfois des choses folles.”

——

Merci infiniment pour votre fidélité et rendez-vous en juin 2015 pour la suite du volume 6 ! Entre temps, le volume 1 de la version anglaise sortira aux US en mai 2015. Prévenez bien vos ami-e-s là-bas. 😉

Jean-Philippe

Un petit mot pour Trinity et Speedy ?